Une famille ouïghour livrée à la police chinoise par l'ambassade de Belgique


L'épouse et les quatre enfants d'un réfugié politique ont disparu après avoir été expulsés du bâtiment, en peine nuit, le 29 mai.

«La Belgique est trop petite, nous ne voulons pas faire de cette affaire un conflit. Il est dangereux de mettre la pression sur la Chine.» Lorsque Vanessa Frangville, professeure à l’université libre de Belgique, reçoit cette explication du ministère belge des Affaires étrangères, cela fait une semaine que l’épouse et les quatre enfants d’Ablimit Tursun, un Ouïghour chinois réfugié politique, ont été expulsés en pleine nuit de l’ambassade de Belgique à Pékin et livrés à la police chinoise. Une «affaire» symptomatique de la persécution subie par les Ouïghours, une minorité musulmane vivant dans la région du Xinjiang. Et un cas très embarrassant pour la Belgique.

«Lutte antiterroriste»

L’histoire commence en mai 2017. Ablimit Tursun, 51 ans, qui travaille dans le négoce du safran, est en voyage en Turquie lorsque son frère aîné est arrêté en Chine. Le Parti communiste vient de lancer une immense campagne d’internement des membres des ethnies ouïghoures, kazakhes ou kirghizes qui vivent au Xinjiang. Sous couvert de «lutte antiterroriste», les 10 millions de musulmans de la région sont soumis à une surveillance paranoïaque, et au moins un million d’entre eux sont enfermés dans des camps de «rééducation politique». Avoir voyagé à l’étranger suffit pour être considéré comme «dangereux». Ablimit obtient l'asile politique en Belgique et lance, en août 2018, une demande de regroupement familial.

La persécution subie par les Ouïghours, qui n’ont pas le droit de quitter le Xinjiang sans autorisation, est connue, a fortiori par des diplomates en poste à Pékin. L’ambassade belge insiste pourtant pour que Wureyetiguli Abula, 43 ans, et ses quatre enfants âgés de 5 à 17 ans subissent des examens médicaux qui les obligent à venir jusqu’à Pékin. La famille explique par mail que le voyage est trop risqué, que le simple fait de se déplacer peut les conduire en prison. Mais il y a un mois, l’administration belge prévient que la demande de visa sera annulée si les certificats médicaux ne sont pas fournis.

Acculée, la famille quitte discrètement le Xinjiang le 26 mai, et prend une chambre d’hôtel à Pékin réservée au nom d’un ami han (le groupe ethnique le plus important du pays). La police les repère néanmoins et débarque à minuit pour les interroger. Le lendemain, Wureyetiguli Abula obtient les cinq certificats médicaux avant de subir une nouvelle descente de police. Elle amène les documents à l’ambassade le mardi 28 mai. La personne qui la reçoit lui dit de «revenir dans trois mois»chercher les visas. La mère de famille demande à voir l’ambassadeur, qui est absent. Elle panique, demande la protection de la Belgique, et refuse de partir.

«L’ambassade n’est pas un hôtel»

Selon la sinologue belge Vanessa Frangville, qui suit les développements à distance, le personnel explique que «l’ambassade n’est pas un hôtel», «qu’il n’y a pas de preuve que le mari est réfugié politique». La mère et les enfants «sont traînés à bras-le-corps jusqu’au jardin». Pis, les diplomates appellent ensuite la police chinoise, qui est invitée à pénétrer dans la représentation étrangère pour emmener de force les cinq Ouïghours, qui ne présentent pourtant aucune menace.

La procédure est rarissime – Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, est resté durant sept ans dans l’ambassade d’Equateur à Londres avant l’intervention de la police britannique. «Il n’avait pas été demandé à Mme Abula de se présenter en personne avec ses enfants. Elle a été reçue alors qu’elle s’est présentée en dehors des heures d’ouverture de la section consulaire et sans rendez-vous. Toutes les informations nécessaires lui ont été à nouveau données. Elle a refusé alors, aux yeux de tous et jusqu’à 4 heures du matin, de quitter les lieux malgré les multiples appels à la raison de nos collègues à Pékin, justifie dans un mail à Libération Matthieu Branders, porte-parole du ministère des Affaires étrangères belge. Mme Abula, qui était pendant toute la durée de sa présence à l’ambassade en contact avec l’extérieur par téléphone ou par SMS, a été visiblement mal conseillée, ce qui a généré une situation difficile à gérer et a rendu impossible une solution discrète.»

La famille est ramenée à l’hôtel où une partie de l’étage a été louée par la police. Le vendredi, une dizaine d’agents font irruption dans la chambre, confisquent le téléphone de Wureyetiguli, font les bagages de la mère et des enfants. «Je n’ai pas pu les contacter depuis, confirme Ablimit Tursan, joint en Belgique. Depuis deux ans, je ne sais pas où se trouve mon frère, s’il est en prison ou en camp. J’ai peur pour mes enfants, qui sont encore petits. Les dernières fois que je leur ai parlé, ils pleuraient quand ils entendaient le mot "police".»

Il apprend ensuite par des connaissances que sa femme et ses enfants ont été ramenés de force au Xinjiang, que sa maison a été mise à sac, les ordinateurs et les téléphones confisqués. Par ailleurs, tous ses proches ont été convoqués et interrogés. «Une demi-heure après l’arrestation, Ablimit Tursan a reçu un mail disant que les visas étaient prêts,explique Vanessa Frangville. Pourquoi leur avoir dit qu’ils devaient attendre trois mois ? Pourquoi avoir mis la famille en danger en l’obligeant à venir faire des démarches à Pékin ? Et surtout, pourquoi avoir appelé la police chinoise ?»

 

Aujourd’hui, la situation semble au point mort. Vanessa Frangville a demandé à la Belgique de faire jouer la voie diplomatique. «Ils ont refusé, de peur de compromettre les relations économiques avec la Chine. On se dit champions des droits humains, mais on se cache derrière des procédures administratives.» Pour avoir demandé un visa sans autorisation et pour trouble à l’ordre public, Wureyetiguli Abula risque gros. La sociologue ouïghoure Dilnur Reyhan, enseignante à l’Inalco, dit «craindre qu’ils soient déjà séparés des uns des autres, et que les plus âgés aient été envoyés en prison. J’espère que la Belgique pourra réparer son erreur avant qu’il ne soit trop tard». Un sentiment d’urgence que le ministère belge des Affaires étrangères ne semble pas partager : «Nous continuons à suivre ce dossier, en considérant que la discrétion – ou ce qu’il en reste en tout cas – et la patience seront essentielles à sa bonne évolution.»

Laurence Defranoux

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