La modération, dans la conception islamique, constitue réellement la caractéristique singulière qui distingue la méthode islamique de toutes les autres tendances philosophiques ayant empreint la civilisation islamique au niveau des valeurs, des critères, des repères et des détails… Tant est si bien que cette modération est comparable, pour la méthodologie et la civilisation islamiques, à une sorte de kaléidoscope qui cristallise ses rayons, sa perspective et trace ses repères.
En bannissant l’excès injuste et l’extrémisme abusif, ce concept de la modération s’érige en pareille position nodale en ce sens qu’elle reflète d’abord l’instinct humain dans sa pureté originelle, sa simplicité et sa profondeur intuitive, elle-même l’expression de la disposition naturelle des hommes tels qu’Allah les a créés. C’est précisément le cachet qu’Allah a voulu imprimer à la Oumma de l’Islam conformément au verset coranique :
«Et aussi Nous avons fait de vous une communauté de justes pour que vous soyez témoins aux gens, comme le Messager sera témoin à vous.» (Sourate Al Baqarah, 143).
Elle est la justesse entre deux faux, la modération entre deux extrêmes et la position équitable qui tient compte de la pondération, tout en se refusant de verser dans l’excès. Car, tout penchant à l’excès est un acte de démesure qui fait incliner la balance et, de ce fait, pécher par manque de modération islamique globale. Un tel acte s’avère de toute évidence sans possibilités de témoignage ni de témoins.
Or, cette modération islamique globale est loin de ce qu’en pensent les gens communs : une absence de position claire et bien définie devant les questions et problématiques. C’est justement là que réside la difficulté de prendre position, sans pour autant s’aligner sur un des pôles béatement et simplement.
Dans cette optique, la notion de la modération se situe au-delà des significations triviales qui ont fait florès parmi les gens communs. Elle n’est pas non plus cette autre modération aristotélicienne comme le perçoivent nombre d’intellectuels, de chercheurs et d’étudiants de la philosophie occidentale, dans la mesure où la modération, selon l’acception d’Aristote (384/322 avant Jésus Christ), fait de la vertu le milieu entre deux vices.
Chez Aristote, le concept de la modération s’apparente, dans sa position de milieu, à un point algébrique qui séparerait, à une distance égale, deux pôles/deux vices. Ainsi perçue, elle n’est, en définitive, qu’un point algébrique, une position statique et quelque chose d’autre sans rapport aucun avec les deux pôles. Or, elle ne correspond nullement au concept islamique du juste milieu.
Dans l'optique islamique, elle est une véritable troisième position, une nouvelle attitude réelle. Son emplacement au centre de deux postulats contradictoires n’implique nullement qu’elle en porte les caractéristiques, les composantes et les traits. Elle est différente des deux pôles, mais pas en tout : cette différence consiste à rejeter l’autarcie et l’enfermement sur les traits d’un pôle aux dépens des autres.
En tant que nouvelle et troisième position, sa singularité et sa nouveauté tiennent au fait qu’elle synthétise et rassemble, dans le cadre d’un système homogène, tous les traits, toutes les composantes et caractéristiques que comporteraient deux pôles différents. Et c’est en ce sens qu’elle s’érige en modération (globale) qui se distingue de celle prônée par Aristote.
La balance de l’équité -la modération étant une équité entre deux injustices- ne saurait être équilibrée en ignorant une partie aux dépens de l’autre. Seule la modération globale peut la tenir en équilibre, en tenant compte des faits et des arguments des deux parties belligérantes -les deux parties de la balance-.
C’est dans cette optique qu’intervient le hadith du Prophète Mohammed, prière et salut soient sur Lui, «Le milieu: la justice. Nous avons fait de vous une communauté de justes», (rapporté par l'Imam Ahmad), comme une illustration de la quintessence du concept de la modération en Islam.
De même, c’est à la lumière de ce concept islamique de la modération que nous percevons les versets coraniques qui ont fait allusion à cette caractéristique spécifique de la méthodologie islamique en matière de réforme. La communauté de l’Islam s'entend ainsi de ceux:
«Qui, lorsqu’ils dépensent, ne sont ni prodigues ni avares, mais se tiennent au juste milieu.» (Sourate Al-Furqâne, 67).
En matière de dépenses toujours, le juste milieu a été évoqué dans d’autres versets coraniques comme:
«Et donne au proche parent ce qui lui est dû, ainsi qu’au pauvre et au voyageur en détresse et ne gaspille pas indûment.» (Sourate Al Isra’e, 26), ou dans la même sourate (verset 29) «Ne portes pas ta main enchaînée à ton cou par avarice et ne l’étend pas, non plus, trop largement, sinon tu te trouveras blâmé et chagriné».
Autant dire qu’il s’agit-là d’un mode de vie loin de tout monachisme ou hermétisme monastique, mais aussi loin de la concupiscence animale libérée de toutes obligations.
Si l’on voudrait prendre la mesure de l’avantage immense qu'offre la modération globale et son incidence sur la méthode islamique en matière de réformes -une fois observée et mise en œuvre-, on s’apercevrait aisément comment cette approche a toujours représenté, pour la réforme islamique, une alternative qui a permis de passer outre des déchirures, des éclatements et des dualismes contradictoires du genre qu’ont connu d’autres civilisations, en premier lieu la civilisation occidentale.
Outillée de cette modération globale, la méthode islamique ne connût point de contradiction tranchée qui soit sans issue entre des dualités opposant l’esprit et le corps, la vie et l’au-delà, l’être et l’objet, l’individu et la communauté, la pensée et la réalité, le matérialisme et l’idéalisme, le muable et l’immuable, le nouveau et l’ancien, la raison et la tradition, la force et la loi, la science et la religion…
Autant de dualismes qui, dépourvus d’une approche basée sur le juste milieu, ont conduit aux fameuses scissions prononcées dans la philosophie occidentale entre matérialistes-idéalistes, matérialisme-idéalisme, rationalistes- théologiens, scientifiques-religieux et philosophes-croyants. Ces dualités ont émaillé la période hellénique et antéislamique de cette civilisation, jusqu’à nos jours, en passant par la période de la Renaissance.
La modération islamique globale fut, pour notre civilisation et pour la méthode de la réforme islamique, une balance de ces dualismes et de leurs corollaires de déchirures et d’excès. A ce titre, elle fut un critère d’islamité des modes de pensée et du réformisme islamique.
Ainsi en est-il de l’appel réformiste de l’Imam Mohammed Abdou (1265/1323 de l’hégire, 1849/1905 de l’ère chrétienne), lequel s’est illustré par sa réflexion sur les dualités ayant marqué le quatorzième siècle de l’hégire, dans un contexte civilisationnel caractérisé par l'immobilisme et la prévalence de la tradition dans les milieux religieux de l’époque. Pareil penchant à la tradition fut un excès qui laissait la religion et le réformisme islamique sans prise sur la réalité et la vie, créant par là même un vide religieux dans cette même réalité. Cet état de fait avait pour conséquence d'hypothéquer les chances du réformisme islamique de s’ériger en moyen idoine de la Oumma pour réaliser sa renaissance et son progrès.
Cette conjoncture a en outre été marquée par l’invasion du modèle occidental en matière de modernisation et de progrès, dans le sillage de la campagne colonialiste occidentale moderne du monde islamique. Le modèle occidental était pourtant teinté de sa tendance excessive à s’aligner sur le temporel au mépris de l’éternel, sur la vie aux dépens de la religion, sur l’individu au lieu de la communauté, la matière et le positivisme aux dépens de l’esprit, la force au détriment de la justice…
Ce faisant, le modèle occidental a submergé l’espace philosophique, culturel et intellectuel d’une myriade de dualismes contradictoires qui ont exprimé, et expriment toujours, un sens aigu d’abus et d’exagération, situés tout à fait aux antipodes d’une réflexion sclérosée dont les étudiants en théologie, dans notre orient islamique, se délectaient à l’époque.
Et comme pour se démarquer des deux positions, -celles de la sclérose des théologiens et de la rigidité des étudiants des sciences occidentales-, l’Imam Mohammed Abdou a tenu à greffer à son approche réformiste celle de la modération islamique globale. S’appuyant sur cette modération, il écrit, pour distinguer sa position, sa méthode et son appel à l’adresse, à la fois, des tenants du traditionalisme et des partisans du modèle occidental: «En y appelant (son modèle réformiste), je me suis opposé à l’avis des deux grandes composantes qui forment le corps de la Oumma: les étudiants en théologie et leurs adeptes, d'une part, et, de l'autre, les étudiants des arts contemporains et leurs partisans»(1).
Ensuite, il explique que cette notion de la modération pour laquelle il opte ne procède point d'un choix subjectif, mais elle constitue la quintessence de la méthodologie de l’Islam qui le distingue de tous les autres excès ayant entaché les autres religions : «… L’Islam ne s’est pas révélé comme une spiritualité absolue ni comme une doctrine purement matérialiste, mais plutôt comme une religion à visage humain, une religion du juste milieu. En mettant en harmonie les dispositions humaines instinctives plus que n’importe quelle autre religion, il s’est baptisé Religion de la sainte nature (fitra). Ses détracteurs le lui reconnaissent, aujourd’hui, en le considérant comme la première école qui permet aux barbares d’accéder aux marches de la civilisation.»(2).
La modération est, donc, la caractéristique distinctive de l’Islam. C’est la raison pour laquelle l’Islam est qualifié de Religion de fitra, celle de l'humanité saine et normale, laquelle s’impose en tant que passage incontournable vers le chemin de la civilisation, comme en témoignent les adversaires mêmes bien avant les amis.
Le Maître, l’Imam, explicite cette modération islamique globale - de réforme- entre religion et vie quotidienne, en évoquant l’interprétation du verset coranique :
«Et aussi nous avons fait de vous une communauté de justes.» (Sourate Al Baqarah, 143).
Revenant sur les significations profondes de la corrélation que le Saint Coran établit entre les concepts de la modération islamique et de la conversion divine de l’Homme dans le verset «Et Allah guide qui Il veut vers un droit chemin», il explique que «c’est dans le sens de cette conversion que nous avons fait de vous une communauté de juste milieu».
L’Imam donne, par la suite, un aperçu sur le sens de la modération islamique dans le legs des ancêtres, avant d’exposer sa propre vision qui se veut une méthode d’approche et de réforme, en ajoutant que :
«Les ancêtres ont dit : le juste milieu est à la fois justice et option, car tout excès relève de la démesure et toute lacune est synonyme de négligence et de manquement. Or, l’exagération tout comme la négligence sont une déviation du droit chemin; elles sont, donc, un mal condamnable. L’option serait alors au centre des deux bouts de cette même chose; c’est-à-dire le juste milieu.
Mais l’on se demande : pourquoi a-t-on préféré le vocable du juste milieu à celui d’option alors qu’ils désignent, tous les deux, la même chose, quoique le premier dénote un sens d’engagement ?
La réponse implique deux cas de figure : Le premier suppose un choix préliminaire qui précède l’analyse à développer. Un témoin doit en être averti, car celui qui campe sur une des deux positions ne saurait connaître la situation réelle de son vis-à-vis et, encore moins, celle du juste milieu.
Le second implique que le vocable du juste milieu est porteur, en lui-même, d’une causalité et s’affirme en tant que tel. Il suppose que les musulmans sont une communauté de justes dès lors qu’ils optent pour le juste milieu. Ils ne sont ni des tenants d’excès démesuré en religion, ni des adeptes excessifs d’inaction. Ils se présentent ainsi dans leurs rites, leurs mœurs et dans leurs actions.»
Pour l'Imam, la modération islamique prend l'ampleur d'une révolution contre la dominance de l’excès -aussi bien celui de la démesure que de la négligence- qui a prévalu dans les rites et les systèmes de pensée antéislamiques. «Et pour cause, avant la révélation de l’Islam, les gens étaient scindés en deux groupes : Un premier groupe assujetti à ses traditions purement matérielles ne se souciant que de ses orgies corporelles, comme les juifs et les polythéistes. L'autre groupe est soumis à des traditions qui lui imposaient d’observer une spiritualité pure et d’abandonner la vie et ses plaisirs corporels, tels que les chrétiens, les sabéens et les adeptes d’autres confessions, dont les païens d’Inde.
Quant à la Oumma islamique, Allah lui a assuré la jonction entre les deux droits; le droit de l’esprit et le droit du corps. Elle est ainsi, à la fois, spirituelle et corporelle. Autrement dit, Allah l’a gratifiée de tous les droits humains, l’homme étant un corps et une âme, un animal et un ange.
Comme si le Seigneur voulait dire que : "Nous avons fait de vous une communauté de justes, capables de faire la part des choses entre les deux droits et d'aspirer à la perfection. Ainsi donc, par la force du droit, «vous soyez témoins aux gens» lesquels, ayant sombré dans le corporel, ont négligé la religion, et aux spiritualistes qui ont versé dans la démesure excessive. Vous serez témoins aux négligents qui soutiennent qu’«Il n’y a pour nous que la vie d’ici-bas: nous mourons et nous vivons et seul le temps nous fait périr». Persistant dans l'inaction et l'inertie, ils ont versé dans la bestialité et sacrifié les vertus spirituelles.
Vous serez tout aussi témoins aux tenants de l’exagération démesurée en matière religieuse qui arguent que cette existence ne serait qu'un corps sans âme et un châtiment pour l’esprit, et pour s’en affranchir, il importe, selon eux, d’abandonner tous les plaisirs corporels, de torturer le corps et de le priver de tous les caprices et les jouissances d’ici-bas. Vous en serez témoins que, les deux parties, se sont départies du droit chemin et ont consommé leur propre ruine. Ils ont ainsi commis des actes délictuels à l’encontre de leur âme, de leur corps et de leurs prédispositions animales.
Vous serez témoins aux uns et aux autres et vous serez à l'avant-garde de toutes les communautés grâce à votre modération et votre sens du juste milieu dans toute affaire. Car, ce à quoi vous avez été convertis est le degré sublime de la perfection humaine qui n’a point d’égal, en ce sens que l’adepte (de cette Voie) sait faire la part des choses et donne à chacun son dû, en s’acquittant des droits d’Allah, des droits de son esprit et de son corps, des droits des proches et des droits de l’ensemble de la communauté".
La suite de ce verset «…comme le Messager sera témoin à vous» veut dire que le Prophète, Paix et Bénédiction Soient sur Lui, est le modèle parfait de la position du juste milieu. Et cette communauté ne serait celle du juste milieu que si elle Le suit dans Sa voie et Sa charia, Lui qui est juge de ceux qui ont suivi Sa tradition et de ceux qui se sont créées de nouvelles traditions ou qui se seraient dévoyés en emboîtant le pas aux hérétiques.
Autant que cette communauté se porterait témoin, de par sa voie et sa tendance à la perfection corporelle et spirituelle, que ces gens ont raté le droit chemin, le Prophète la confortera dans son témoignage, aussi longtemps qu’elle restera fidèle à Sa tradition.
Ce faisant, Lui, le Messager d’Allah, faisant office d’excellent modèle à suivre, assurera par Son témoignage que la communauté des musulmans a emprunté le droit chemin, celui de la conversion divine. Comme si le Seigneur disait : Vous ne saurez atteindre la vertu du juste milieu que si vous observiez les préceptes et la tradition du Prophète. Mais, si vous vous dévoyez de ce droit chemin, le Prophète lui-même, Sa religion et Sa tradition seront témoins que vous n’êtes pas de Sa communauté décrite par Allah dans le Livre Saint :
«Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait surgir pour les hommes. Vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez à Allah.» (Sourate Al- Imran, 110).
Ainsi donc, vous vous serez dévoyés, par l’hérésie, de la voie du juste milieu et engagés dans l’un des deux camps.»(3).
La modération est, donc, la méthode de l’Islam dans le façonnement de l’homme musulman. Elle est aussi le cachet qui imprime l’islamité à toute entreprise de réforme des sociétés, le stade le plus avancé que l’humanité ait atteint à la faveur de la charia de l’Islam. C'est la condition sine qua non qui fait de la communauté de l’Islam la meilleure qui soit pour l'humanité et la voie juste de la conversion», comme l’a dit l’Imam Mohamed Abdou.
Dressant une analogie entre la modération de l’Islam et l’exagération chrétienne, en matière d’hermétisme et de privation du corps de ses droits et des faveurs d’Ici-bas en érigeant la religion en alternative à la vie terrestre, Mohamed Abdou défend la primauté de la vie terrestre sur le religieux dans l’acception de l’Islam. Il fait valoir à cet égard la corrélation que la notion de la modération islamique a créée entre le temporel et l’intemporel. Il dit: «La vie en Islam jouit d’une primauté sur la religion. Si les préceptes de la religion révélée exigent que l’être soit dévoué à son Créateur, que son cœur soit empli de Sa crainte et de l’espoir en Lui, ils ne le privent pas non plus de gagner sa vie ni d’en jouir. Ils (ces préceptes) ne lui imposent pas non plus l’austérité des ermites ni l’abandon démesuré et excessif des plaisirs.»
Ainsi, le Messager d’Allah n’a-t-il pas répondu à celui qui lui a demandé s’il peut faire aumône des deux tiers de sa fortune: «Non, donne le tiers et même le tiers est beaucoup. Il vaut mieux que tu laisses tes héritiers riches plutôt que de les laisser dans la misère, obligés de tendre la main aux gens».
Ce hadith ne contredit d’ailleurs pas la règle générale qui stipule «la primauté de la santé des corps sur celle de l’âme». Il en découle que la religion islamique incite l’homme à préserver son intégrité physique au même titre qu’elle rend obligatoire la purification et l’élévation spirituelle.
Partant de cette conception, l’Islam permet au musulman de s’embellir, de soigner son apparence et de profiter librement des bienfaits et grâces dont Dieu a comblés l’humanité ici-bas, à condition qu’il fasse preuve de mesure, de modération et de bonne foi. Il ne doit pas pour autant transgresser les limites de la charia en sombrant dans une quelconque forme d’excès telle l’imitation des femmes par des hommes ou réciproquement.
Le Saint Coran est clair à ce propos : « Ô enfants d’Adam, dans chaque lieu de prière portez votre parure (vos habits). Et mangez et buvez ; et ne commettez pas d’excès, car Il (Allah) n’aime pas ceux qui commettent des excès. Dis : «Qui a interdit la parure d'Allah, qu’Il a produite pour Ses serviteurs, ainsi que les bonnes nourritures ? » Dis : «Elles sont destinées à ceux qui ont la foi, dans cette vie, et exclusivement à eux au Jour de la Résurrection.»
Ainsi exposons-Nous clairement les versets pour les gens qui savent. Dis :
«Mon Seigneur n’a interdit que les turpitudes (les grands péchés), tant apparentes que secrètes, de même que le péché, l’agression sans droit et d’associer à Allah ce dont Il n’a fait descendre aucune preuve, et de dire sur Allah ce que vous ne savez pas» (Al Aâraf 31-33).
En matière de gestion des biens, l’Islam a jeté les bases d’un système de gestion des dépenses et de conservation des ressources :
«Car les gaspilleurs sont les frères des diables; et le Diable est très ingrat envers son Seigneur. Si tu t’écartes d’eux à la recherche d’une miséricorde de Ton Seigneur, que tu espères, adresse-leur une parole bienveillante. Ne portes pas ta main enchaînée à ton cou (par avarice), et ne l’étend pas non plus trop largement, sinon tu te trouveras blâmé et chagriné» (Al Israâ 27-29).
A travers ces renseignements, s’exprime le souci de l’Islam de prémunir le croyant contre tout excès démesuré dans la quête de l’au-delà, dès lors qu'il risque de se priver des réjouissances et des bienfaits de la vie d’ici-bas. Le Saint Coran proclame :
«Et recherche à travers ce qu'Allah t’a donné, la Demeure dernière. Et n’oublies pas ta part en cette vie. Et sois bienfaisant comme Allah a été bienfaisant envers toi. Et ne recherche pas la corruption sur terre. Car Allah n’aime point les corrupteurs» (Sourate la Narration 77).
De tout ce qui précède, l’on retient que l’Islam n’a point négligé les sens, tout en veillant à prédisposer l’âme à atteindre sa perfection. En religion médiane, l’Islam part, en effet, d’une assimilation profonde de la nature humaine; dans sa vision de l’homme, il le considère comme un être supérieur à l’animal, ayant une existence ni purement physique ni strictement angélique. Il mène, selon cette acception, une vie temporelle et une autre spirituelle et se trouve ainsi appelé à vivre son existence corporelle et à se préparer à sa demeure dans l'Au-delà. Allah n’a-t-Il pas libéré l’homme afin qu’il puisse profiter pleinement des réjouissances de la vie, tel que mentionné dans ce verset :
«C’est Lui Qui a créé pour vous tout ce qui est sur terre» (Al Baqarah 29).
L’esprit d'émulation est ainsi fort chez tout être humain. Il est prédisposé, de par sa prime nature, à œuvrer sans relâche et à aspirer à ce qu'il croit bénéfique ou utile pour lui. D’une appétence sans limites, l’homme ne peut prétendre à une finalité sans être animé par un désir donné. Selon l’effort qu’il fournit, il accède à l’une des échelles formant la hiérarchie de la perfection qu'Allah a établie"(4).
C’est dans ces termes que l’Imam Mohamed Abdou traite du principe de la modération islamique dans son sens le plus large, comme étant l’une des principales particularités de cette religion et l'une des constantes de l’approche islamique de réforme de l’individu et de la société. Mohamed Abdou ne cache pas son penchant pour cette notion de modération, dont son école réformatrice est imprégnée, pour se démarquer des courants prônant diverses formes d’excès. Il s’agit, à ses yeux, aussi bien de l’excès démesuré chez les oulémas de son époque que de la négligence et l’insouciance flagrantes dont faisaient preuve les adeptes du modèle occidental apporté par le colonialisme.
Son œuvre renferme des applications théoriques et pratiques de l’approche islamique du juste milieu dans les divers domaines du projet de réforme et de renaissance. Une réforme par l’Islam où l’Imam Mohamed Abdou met le renouveau de la religion au service du renouveau de la vie des musulmans.
La tradition du Prophète (Prière et Salut Soient sur lui), étant l’interprétation de la rhétorique coranique, est la meilleure concrétisation du concept de la modération. Il suffit, pour s’en rendre compte, de se pencher sur les hadiths où le Prophète (Paix et Salut Soient sur lui) dit «cette religion est bien fondée, que votre excès soit alors modéré » (rapporté par l’Imam Ahmad), ou encore celui où il dit "la religion d'Allah Tout-Puissant est aisée (à pratiquer)" (rapporté par Al Boukhari, Annisaii et Imam Ahmad". Voici un autre hadith tenu du prophète : "Allah ne m'a pas envoyé pour blâmer (les gens) mais pour faciliter (les choses)" (rapporté par Mouslim et l'Imam Ahmad).
L'épouse du Prophète Aicha, qu'Allah soit satisfait d'elle, a dit : "Jamais on ne donna à choisir à l'Envoyé d'Allah entre deux choses, sans qu'il opte pour la plus facile, pourvu que ce ne fût pas un péché. Si c'était un péché, il était le plus ardent des hommes à s'en éloigner» (rapporté par Boukhari, Mouslim, Abou Daoud, Malek et Ahmad).
Dès lors que cette conception de la modération est celle qui trace au musulman la voie à suivre tant dans sa vie individuelle que collective, tout être humain saint d’esprit peut donc l’assimiler et l’ériger en credo dans les différents aspects de sa vie quotidienne :
- La générosité : vertu et comportement modéré, la générosité n’est pas étrangère à ses deux extrêmes à savoir la cupidité et le gaspillage, mais elle concilie les traits de l’un (gestion et économie) comme de l’autre (charité et largesse). Cette notion de générosité rassemble donc les qualités de droiture et de justice de ses deux pôles.
- La bravoure : qualité médiane entre lâcheté et témérité, la bravoure joint la précaution du lâche à l'audace du téméraire. Cette notion ne se penche donc ni pour l’un de ses pôles ni n’en est complètement différente.
Dans la vision islamique de l'économie et de la gestion des richesses et des biens, le principe de «succession» occupe une place médiane entre la liberté absolue dans la gestion des biens et la privation totale de ce droit. Selon cette vision, tout homme peut s’approprier des biens, les gérer et en jouir en toute liberté. Il n'en demeure pas moins qu'il est le successeur d'Allah sur terre et le dépositaire de biens dont le Très-Haut est le véritable Possesseur.
C'est ainsi que tous les droits de l’homme à l'accès et à la gestion des richesses sont régis par les droits d'Allah et Ses prescriptions en matière d’équilibre et d’entraide sociale.
- Concernant sa position vis-à-vis de la différenciation sociale des gens, l'Islam favorise, là aussi, la logique de pondération. Il ne se penche, de fait, ni pour une liberté sans limites, que l'on sait amplificatrice de disparités sociales flagrantes, ni pour une quelconque forme de société utopiste où soient abolies les classes sociales. Conscient des écarts existant entre les hommes quant à l'énergie et à l'effort que tout un chacun est prêt à fournir, la religion islamique juge, certes, tout à fait normal, voire nécessaire, qu'il y ait une disparité entre eux dans le gain et dans la répartition des ressources. Mais, cette hiérarchisation ne doit pas aller jusqu'à porter atteinte aux exigences de l'équilibre et de la solidarité agissante entre individus. Car, en Islam, la Oumma est comparable à un seul corps, dont les organes sont complémentaires, bien que l'utilité et les besoins de chacun soient différents.
Dans la lettre que l'Imam Ali Ibn Abi Taleb (32 avant l'hégire- 40 de l'hégire/600-672) a adressée à son gouverneur de l'Égypte, Al Achtar An-Nakhai (27 de l’hégire/659), on lit : "Saches que tes administrés constituent, en fait, des catégories intimement liées les unes aux autres, de telle sorte qu'aucune d'entre elles ne saurait se passer des autres"(5).
- Au sujet des rapports entre les civilisations, l'Islam, à travers son approche pluraliste, incite à l'interaction civilisationnelle comme alternative, d'une part, à toute logique d'ostracisme et d'isolement et, d’autre part, à toute relation de dépendance et d'imitation. Une interaction qui s'inspire de tout ce qu'il y a de commun et d'universel entre les hommes, sans pour autant renier les spécificités identitaires, spirituelles et culturelles de chaque partie.
- Au surplus, le concept islamique de la modération institue le principe de la neutralisation, lequel tend à maintenir l'équilibre des relations entre les civilisations, mais aussi entre les classes sociales.
De fait, la neutralisation du point de vue islamique sert de voie médiane, puisqu'elle sous-tend cette dynamique sociale qui constitue un outil permettant de rétablir l'équilibre parfait, de faire prévaloir la justice et de préserver, ce faisant, le pluralisme, la diversité et la différence.
Ainsi donc, la neutralisation est-elle une solution de compromis entre "l'immobilisme", qui risque d'aggraver le déséquilibre, et le "conflit" où règne la loi du plus fort sans laisser guère place aux facteurs de pluralisme et de diversité.
Le Saint Coran rejette formellement la logique de "conflit" ou de "lutte" parce qu'elle porte atteinte au principe du pluralisme:
" qu'(Allah) déchaîna contre eux pendant sept nuits et huit jours consécutifs; tu voyais alors les gens renversés par terre comme des souches de palmiers évidées. En vois-tu le moindre vestige? " (Sourate Al-Haqqa; 7-8)
En revanche, le principe de neutralisation a le mérite d'inciter l'homme à redresser régulièrement ses positions et, partant, à conserver et à consolider la culture de la diversité et du pluralisme. Ce principe est clairement exposé dans le verset coranique suivant:
"La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousses (le mal) par ce qui est meilleur; et voilà que celui avec qui tu avais une animosité devient tel un ami chaleureux" (Sourate Foussilat, 34).
Telle est la modération islamique dans son acception globale, qui est le cachet qu’Allah a voulu imprimer à la Oumma de l’Islam et la prédisposition naturelle immaculée de toute déviation, telle que perçue à travers le prisme du kaléidoscope qui cristallise les traits de la méthode islamique et des repères de sa conception de la pensée et de la vie. Louange à Allah qui dit:
«Et aussi Nous avons fait de vous une communauté de justes pour que vous soyez témoins aux gens, comme le Messager sera témoin à vous.» (Sourate Al Baqarah, 143).
Gloire au prophète Mohammed, Paix et Bénédiction Soient sur Lui, qui dit: «Le milieu: la justice. Nous avons fait de vous une communauté de justes».
Autres références:
Les civilisations mondiales : neutralisation ou conflit ? , Dr. Mohamed Imara. Ed. Dar Nahdat Misr, le Caire, 1998.
Repères de l’approche islamique, Dr. Mohamed Imara, Ed. Dar Arrachad, le Caire, 1998.
Source:
L'Islam Aujourd'hui N 23, revue publiée par l'ISSESCO.
(*) Membre du Conseil des recherches islamiques à l’universitét d’Al Azhar Acharif, membre du conseil supérieur des affaires islamiques, République Arabe d’Egypte.
(1) Œuvres complètes de l’Imam Mohamed Abdou, tome 2, page 310, Etude et annotations de Dr Mohamed Imara, Ed. Dar Chorouk, le Caire, 1993.
(2) Op. cit., tome 3, page 287.
(3) Op. cit., tome 4, page 223, Ed. Beyrouth, 1972.
(4) Op. cit., tome 3, pp. 293-296..
(5) Nahj Al-Balagha, p. 327, interpréteé par l’Imam Mohamed Abdou, annotations et commentaires de Mohamed Ahmad Achour, Mohamed Ibrahim Al-Banna, Ed. Dar Achaâb, Le Caire.
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